Vivre à Martissant aujourd’hui, un pari risqué

Temps de lecture : 5 minutes

Dernière mise à jour : 4 juin 2021 à 9h56

Bien des années depuis que nous ne cessons de faire les gros titres des journaux haïtiens. Martissant est devenu la risée des médias radiophoniques à sensations fortes. Mais nous ne pouvons pas leur en vouloir puisque tout y est: affrontements entre les gangs, fusillades, meurtres, cadavres en pleine rue, agressions, violations de domicile, kidnapping, sans parler de la délinquance juvénile qui y bat son plein. Au milieu de toutes ces peurs, angoisses et suspens constants qui s’installent dans notre quotidien, nous, les jeunes qui y vivons, quels sont nos sentiments? Que deviendrons-nous? À qui crier? 

UN RISQUE À PLEIN TEMPS

Ce n’est plus le problème des embouteillages, ni les inondations après une heure de pluie qui rongent Martissant. Désormais, nous avons d’autres préoccupations et sujets d’inquiétude. On aurait cru que cette violence qui se dissémine dans tous les quartiers populaires du pays a enfin trouvé son lieu de parcage. Il n’y a pas de scandales criminels sans que cette zone de non-droit ne soit citée! C’en est devenu sa marque de fabrique. Nous sommes passés à la vitesse supérieure et ce depuis un bon bout de temps.

Pour ma part, passer vingt-quatre heures chez moi à Martissant sans écouter quelques rafales me paraît comme un fait insolite. Si ce n’est pas dans la journée pour me déconcentrer sur mes activités domestiques, ce sera en pleine nuit pour me réveiller en plein sommeil. Parfois, je n’arrive même plus à me rendormir. Je n’ai jamais été fan des alarmes et je donnerais tout pour que ça s’arrête. Cependant mon impuissance face à tout ça est trop géante. C’est à prendre ou à laisser! Mais laisser pour aller où?

UNE SITUATION INSOUTENABLE

Ce chaos m’impose un nomadisme forcé. Si vous vivez à Martissant et que vous avez un peu de jugeote, vous ne pouvez laisser chez vous sans au moins une brosse à dents et même des sous-vêtements de rechange dans votre sac. Le retour n’est pas toujours sûr que l’aller. Je suis déjà habituée à toutes ces interrogations qui me reviennent sans arrêt: “An Myd Matisan w rete? Kòman w fè soti? Kijan w ap fè rantre lakay ou? W ap dòmi Delmas? W ap dòmi Petyonvil? Sa k fè w pa kite lòtbò sa?” Ces questions qui ne font qu’aiguiser mon appréhension vis-à-vis de la situation parce que je ne peux oser prendre le chemin du retour sans d’abord appeler chez moi pour demander des nouvelles. Rentrer ou pas ne dépend plus de moi. Je dois d’abord consulter le VAR.

Une situation qui s’envenime de jour en jour. Elle engendre des répercussions de toutes sortes: sociales, économiques, psychologiques et même éducatives. L’incertitude plane autour des écoles. Les églises hésitent à ouvrir leurs portes. Les habitants désertent. Les commerçants du trottoir se font rançonner par les gangs. Les carrefourois ne peuvent circuler librement. À ce stade, le toit de la maison me devient parfois un lieu interdit. On ne sait jamais d’où peut surgir une balle. Menm anndan lakay ou w ap chache on kwen pou w abrite w. C’est la galère! un phénomène pesant qui est en train de nous étouffer. Le pire dans tout ça est qu’apparemment, les autorités “compétentes” s’en branlent. Nos larmes ne les interpellent pas. Ce n’est pas leurs oignons!

LA HONTE, LES TÉMOIGNAGES 

Il ne reste pas beaucoup de survivants qui soient fiers de clamer tout haut “j’habite à Martissant”, par crainte de se faire caricaturer voire se faire démarquer par la société. Comme quoi vivre à Martissant serait un crime ! À croire que même sur un CV c’est devenu un critère de disqualification. Nous vivons dans un inconfort total. Il nous tient par la gorge. Sans nous en rendre compte, nous développons des complexes qui nous mettent en guerre avec nous-mêmes. Cela dit, je n’ai pas à moi seule les mots adéquats pour parler au nom de tous ceux qui vivent dans cette galiote. Les témoignages de quelques amis voisins donneront une idée du pari risqué de celui vivant à Martissant.

Stanley EXANTUS, diplômé en Sciences du Développement et en Gestion des ONG:

« Le quartier avait toujours son petit coin obscure, mais je m’en construisais une idée différente. J’étais confiant de mes objectifs jusqu’au moment où cette situation abjecte me submergea.

De nos jours, l’inquiétude persiste. Quand on a une chance d’aller à l’université, on perd sa confiance en soi lorsqu’on voit sa candidature pour un boulot rejetée à cause de son adresse.

À Martissant, ma vie n’est plus sacrée. Mon corps peut giser dans son sang à tout moment sous les projectiles des gangs rivaux. Ici l’insécurité, l’insalubrité, la promiscuité, la misère rongeaient déjà nos sphères sous les yeux des autorités mais maintenant, la situation est pire. L’amertume est devenue virale. Je me retrouve crispé dans mes relations avoisinantes pour ne pas sombrer dans des passe-temps inutiles.

Cette situation est littéralement en train de bouffer mes projets et mes rêves. Elle est en train de m’enfoncer mentalement mais je persiste à résister, continuer à lutter. J’ai mille raisons de m’enfuir, de m’évader, mais aussi j’ai mille et une raisons de vouloir tenter de changer certaines réalités et perceptions du quartier. Je veux croire que je peux être l’un des nouveaux potentiels du changement. »

Jodassaint PIERRE, étudiant finissant en Pharmacie à l’Université d’État d’Haïti:

« Pou mwen Matisan se tankou yon batiman k ap plonje, tout moun ap eseye fon jan pou sove tèt yo. Se tankou yon kote ki rive nan bout egzistans li, men li sou woulib toujou l ap tann lè pou l sonbre. Mwen menm kòm jèn nan Matisan, m ap mande tèt mwen eskè sa vo lapèn pou m ap etidye, ap reve, ap panse pou m konstwi yon bagay demen. Un endroit où le crime est devenu une activité normale, quotidienne, où l’on ne s’étonne plus de marcher sur les cadavres, où dans les rues on respire la mort à plein nez. Si notre plus grand projet est de se préparer à quitter cet endroit, à quoi bon rêver? »

Margeline JEAN, étudiante en 2ème année à la Faculté d’Ethnologie:

« Ah, mwen menm pèsonèlman, yon sèl bagay m ka di: “Matisan bloke m” ! Akòz zòn sa a m pa gen vi sosyal. Tout moun m wè k ap kite l m anvi di yo “ale avè m”, parce que je suis bloquée, voilà. »

Ronuald ELIACIN, Diplomate, fonctionnaire au Ministère des Affaires Étrangères:

« Bon vi pa m anndan katye Matisan, mwen wè se yon vi ki renouvle chak minit, menm si se tout peyi a ak tout katye ki gen ensekirite, men pa Matisan an se chak jou, e kèlkeswa moun ou ye ou pa epanye. Ensekirite sa nan Matisan se yon ensekirite politize kote politisyen yo etabli nan alimante zam ak minisyon pou fè kapital politik yo. Mwen vrèman santi m vilnerab nan peyi a e patikilyèman nan Matisan. Pou w abite Matisan pou w pa krake, fòk moral ou wo. Kèk zanmi w ak kòlèg ou wè w mal paske w rete nan katye sa. Sa fè enpak sou vi m sou plan sosyal e pwofesyonèl. Mwen wont di e Matisan mwen rete kounya pou yo pa pran m mal paske nan reyalite peyi an, moun jije w sou kote ou abite on moman. Men m ap di pou m fini, si Leta vle, nou ka gen yon ti souf nan katye sa, e Matisan ka tounen jan l te ye lontan an. Menm si e pa ta kounya, men li pa janm twò ta pou l retounen konsa. Mèsi”

Grégory ALEXANDRE, poète, écrivain, étudiant en Droit à l’Université d’Etat d’Haïti et enseignant :

“Le problème ne date pas d’hier. Je crois que depuis 1994, cette situation s’impose.

Depuis, deux camps s’y installent pour des raisons politiques.Les leaders politiques ont pu profiter de l’absence d’infrastructures adéquates, de la fragilité des jeunes, pour les corrompre avec de l’argent facile, en leur distribuant des armes,  de la cocaïne et tout le reste.

Cette situation crée des problèmes psychologiques graves. Il suffit de voir les jeunes garçons et filles pour la comprendre. Les catégories les plus exposées à ces actes sont les adolescentes qui,  déjà à treize, quatorze ans se font violer et mettre enceintes par les gangs du quartier.

Martissant n’est plus cet espace où dans les clubs littéraires, les ateliers de travail, les rencontres dans les églises ont été pléthoriques.

Est-ce qu’il y a de l’espoir?

…”

Recueillir des témoignages pourrait durer des jours. Chaque résident aurait une façon propre à lui d’exprimer son indignation face aux dérives dans tous les recoins de Martissant. On en développe une certaine accoutumance. Tout ce qu’on voit maintenant sur le tableau, c’est une jeunesse fuyante, un avenir bafoué, une victime du système. On se demande incessamment : « À qui crier? »

À propos Mydna St Cima

Diplomate et linguiste de formation, Mydna ST CIMA est née à Port-au-Prince. Dès son plus jeune âge elle se sent habitée par une passion pour la littérature, d’où le respect qu’elle voue aujourd’hui à la lecture et les langues étrangères. Mydna est une grande observatrice et a le souci d’une bonne communication. Elle est donc persuadée que l’écriture est l’un des meilleurs canaux pour populariser ses perceptions, ses engagements, ses sentiments, ses analyses et sa vision du monde extérieur aux gens.
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